mardi 14 août 2018

Le numérique a-t-il tué le cinéma?


On s’aperçoit qu’il ne suffit pas de mettre en images un scénario au moyen d’une caméra pour nécessairement obtenir « du cinéma ». 

Le cinéma est inséparable de la création du celluloïd. Le cinéma se définit à travers le celluloïd. Une chose filmée en 35 mm devient « art » sans le moindre effort de mise en scène quand la même chose filmée en numérique demeure une simple captation de la réalité. Mieux encore, la pellicule rehausse le monde visible tandis que le numérique le diminue. 

Bien sûr on peut continuer à raconter une histoire avec une caméra numérique mais le déficit de profondeur équivaut à peu près à lire la Bible sans avoir la foi. La pellicule produit du trouble, elle capture une part de l’invisible, parce qu'elle procède par photochimie et non par une série de 1 et de 0. Un projecteur 35 mm traverse de lumière une bobine de film qui va ensuite stopper sa course sur un panneau blanc pour donner à voir une image en mouvement. Un projecteur numérique expédie vers un écran une série d’images issues d’un disque dur sans que rien d’organique ne s’en mêle. Cette différence est lourde d’impact sur l’œil du spectateur.

Un arrêt sur image en 35 mm n’est jamais parfaitement net, car chaque image n'est autre qu'un maillon de la chaîne, qui se compose d'un peu de passé et d'un peu de futur. On se souvient de ce celluloïd des premiers temps qui s'enflammait quand le projecteur se figeait, preuve que le 35 mm réclame le mouvement pour exister! Le numérique, lui, est plus compétent que le 35 mm, il sait atteindre une froide netteté, il peut nous fournir un arrêt sur image clinique. Une image digitale prise isolément appartient au temps présent absolu, elle est rigide, donc désolante.

Penchons-nous sur quelques films documentaires tournés en 16 mm dans les années 70 pour réaliser combien la pellicule faisait le cinéma. Le contenu cinéma découlait du support film. Un visage, un panoramique sur un village, une personne au volant, une foule new-yorkaise au passage piéton, une femme sous un parapluie, un oiseau hésitant à prendre son envol, le soleil orange à travers les arbres d’hiver, une façade en pierre non ravalée, tout était cinéma puisque la pellicule agissait sur le matériau pour le convertir en art. Comparons un instant les images granuleuses et bouleversantes arrachées aux combats de la guerre du Vietnam avec la laideur repoussante des images saisies en vidéo au moment de la Chute du mur de Berlin, l’un est cinéma, l’autre est à peine reportage. Et les efforts du numérique haute-définition pour surclasser la vidéo ont peut-être réussi à améliorer le confort de l’œil mais toujours pas à égaler cet inimitable rendu cinéma que seule la pellicule confère.

Le support numérique n’a pas simplement succédé au 35 mm, il a aussi tué le cinéma. On s’aperçoit que tout contenu autrefois capturé en 35 mm ou en 16 mm envoyait automatiquement des signaux artistiques, une profondeur, une éternité en images, un je-ne-sais-quoi de transcendance. Le numérique, par son incapacité à dépasser le réel, part dans la direction opposée au 35 mm, il transforme tout en plomb. 

Le contenu enregistré numériquement provoque une image pauvre, un rendu décevant du vivant : les personnages, les choses, les mouvements, les ombres, les couleurs s’enlisent dans la banalité, tout peine à atteindre la fiction, rien ne devient jamais cinéma.

Pour compenser le déficit artistique dont souffre le numérique par rapport au 35 mm, on ne trouve pas mieux que de faire proliférer l’esthétique : images saturées, ou dé-saturées, puis dénaturées, plans ultra-recherchés, multiplication d’images promptes à envoyer des sensations, à défaut d'émettre du sens. C'est oublier que l’esthétique n’est qu’une posture, jamais un sentiment. 

Par son incapacité à créer le décalage fictionnel et même disons-le la magie du 7ème art, le support numérique entraîne inexorablement une réorientation du contenu des films, à tel point qu'on hésite encore à parler de cinéma. Puisque l'image numérique excelle à restituer la réalité, la morne réalité, le monde terre-à-terre, c'est aujourd'hui toute l'industrie du film qui fabrique à outrance des histoires supposément réalistes, reliées à la vie telle qu'elle est vraiment. Dans ce schéma, la production "cinématographique" actuelle, sous intraveineuse de financement gouvernemental, ne consiste plus, hormis les films de super-héros imbéciles pensés par des hommes-ordinateurs, qu'en une mise en images de la réalité sociale, de la fatalité sociale. Le numérique favorise le propos idéologique car il est qualifié pour capturer le réel, bien mieux que ne peut le faire la pellicule qui interpose un filtre entre la réalité et le spectateur. La pellicule compose un monde parallèle, cousin du réel sans être un clone, en cela réside son charme indicible. Numérique et faits de société se sont associés pour triompher comme jamais. Avec les images actuelles issues de informatique, la trajectoire l'emporte sur l'intrigue, la démarche sur le récit, l'opinion sur le sentiment.

On pouvait penser que le cinéma consistait à additionner des plans filmés pour obtenir une histoire d'ordre cinématographique, et on s’aperçoit que l’accumulation d’images numériques déclenche essentiellement un nouveau langage basée sur une représentation digitale du monde. Le cinéma est mort, il aura duré environ 120 ans, il consistait à créer du mouvement avec des photographies argentiques. Ce qu'on continue d'appeler cinéma n'a plus lieu d'être car l'image numérique n'est ni hypnotique, ni organique, elle ne fusionne pas avec l'âme mais avec le cerveau. Il est temps de remplacer l’appellation "cinéma" par un néologisme qui contient le mot "numérique".

-Noël Mitrani

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