samedi 7 juin 2014

Le Militaire en couverture de Séquences

Le Militaire. Séquences, mai-juin 2014

Le Militaire

11 mai 2014

JOURNAL DE COMBAT

Élie Castiel
CRITIQUE
★★★★

Du moins en apparence, le nouveau film de Noël Mitrani est un essai freudien sur l’abandon de soi, notamment sur le plan psychologique. Une sorte de délire incessant qui s’empare du (quasi) unique personnage du film pour ne plus le lâcher, sortant ses tentacules pour mieux le dominer, pour s’assurer qu’il n’a aucun contrôle sur sa vie. Bienvenue dans l’univers de l’étrange, un territoire troublant où la nature même du protagoniste est sublimée, justement en raison de sa différence. C’est un personnage cinématographique hors-norme et, dans le même temps, d’une puissance photogénique inégalée et paradoxalement charismatique face à la caméra.

Le cinéma d’auteur aime la différence. Pour les cinéphiles et les critiques, Le Militaire – après le très prometteur Sur les traces d’Igor Rizzi (2006) et le plutôt consensuel The Kate Logan Affair (2010) – est une surprise de taille qui permet au réalisateur d’entreprendre un nouveau virage, dangereux, certes, quitte à y laisser sa peau. Car dans Le Militaire, tout le film est un risque : risque de décevoir, d’aborder singulièrement un sujet atypique normalement privilégié par un certain cinéma de genre grand public, mais aussi risque de filmer en super 16 mm comme s’il s’agissait d’un acte de provocation face aux nouvelles plateformes de tournage. Inconsciemment ou pas, un geste politique qui se traduit par le refus total d’assimilation.

Mitrani craignait l’image granuleuse, imparfaite. À en juger par le résultat, on s’aperçoit qu’elle était nécessaire dans le sens qu’elle épouse parfaitement bien la nature du personnage de Bertrand. Justement, Bertrand, Français d’origine, a servi en Afghanistan – d’où les souvenirs qui reviennent souvent à la surface et qui permettent au directeur photo Bruno Philip d’inventer des plans magnifiquement élaborés, parfois nets, parfois tortueux, en dialogue respectueux avec le sujet filmé.

 Du conflit armé, Bertrand est sorti physiquement handicapé de la jambe gauche et psychologiquement affecté. Installé à Montréal, ses jours et ses nuits sont un continuel combat pour échapper à la dérive et à la descente aux enfers. Il est également obsédé par sa santé (le diabète et la haute tension artérielle) et s’en remet à Dieu (ou à son journal enregistré ou écrit) pour résister à tous ces maux qui le tenaillent.

 Très vite, après les premières images où on apprend à connaître ce survivant de la tourmente, on se rend compte que son handicap dépasse le côté physique : comment réapprendre à aimer les femmes ? Son rapport avec elles est de l’ordre du fantasme, se traduisant par une série de jeux de cartes licencieux, des clichés de femmes nues qu’il collectionne ou des présences féminines qu’il photographie avec son portable, à leur insu, au cours de ses rares sorties. Ses rapports amoureux sont virtuels et se conjuguent à la première personne, totalement déconnectés de la réalité. Il y a sans doute dans son comportement le regard que pose le cinéaste sur certaines relations hommes/femmes d’aujourd’hui, sur des individus qui ont remplacé le rapport direct à l’autre en s’appuyant sur la technologie.

Mais il n’y a pas que cela. Pour Mitrani, c’est avant tout l’aventure que représente le plan qui le séduit; ce rapport moral et éthique au filmé se présente comme une profession de foi, un manifeste qui clame sa liberté de tourner sans compromis, sans vouloir épater le public, quitte à en payer le prix. Et c’est justement cette détermination, cette fermeté de caractère et cet acte de ténacité qui constituent l’originalité d’un projet hors-norme filmé avec une caméra subjective volontairement envahissante. À tel point que le comédien, inconscient qu’un objectif l’épie sans cesse, habite le rôle comme s’il s’agissait d’une seconde nature.

Et puis, comme par miracle, une promesse de rédemption avec la redécouverte de la femme, la rencontre avec Audrey (magnifiquement belle Noémie Godin-Vigneau) qui, comme par magie, allume en lui les anciens codes de la drague.

Mais dans la vie de Bertrand, Audrey est une apparition furtive qui ne peut se matérialiser, un visage que l’on croise par hasard, un corps qui s’offre dans son imaginaire, une possibilité de renouer avec la vie. Les quelques mots échangés, des paroles parfois confrontationnelles et ce soudain rapport physique à l’autre non consommé rendent l’histoire d’amour impossible, mais émouvante par son refus de se manifester.

Et c’est à ce moment que Mitrani refuse le compromis, évitant de capituler face à son projet initial. Et comme fin (que nous ne dévoilerons pas), une idée qui le place dans le rang des humains. Avec Le Militaire, Noël Mitrani propose l’un des plus beaux gages sincèrement cinématographiques québécois de l’année.

Séquences, La revue de cinéma, n° 290, mai-juin 2014, Élie Castiel, p.35.

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